12-Livinhac-le-Haut / Figeac
La chaleur étant toujours présente, je me lève à 5h30 et je pars rapidement. Je retrouve Daniel, le pré-retraité de France Telecom, mon collègue de dortoir à Golinhac, qui apparemment a réussi à échapper aux punaises. Il est pressé, car il compte prendre vers 16 heures un train à Figeac pour regagner Marseille.
Moi aussi je suis pressé, au point de vouloir terminer l'étape, à peine elle est commencée, et ce depuis un moment. Est-ce une lassitude physique due à la chaleur, à la lourdeur du sac que je peine de plus en plus à porter, à la fatigue accumulée depuis le départ, au poids de la routine journalière : marcher, trouver un logement, de l'eau de la nourriture, laver ses vêtements ? Pour une part, certainement. L'émerveillement ressenti tous les jours devant la beauté des paysages traversés, le plaisir que je prends à visiter toutes les curiosités sur le chemin n'y font rien. Plus les jours passent, plus je me lève et j'arrive tôt, et davantage je suis las. Est-ce un simple passage à vide? Pas sûr, car dès la première demi-journée après le départ du Puy, j'avais ressenti cette envie d'arriver au plus vite, comme si j'avais peur de ne pas y parvenir dans les temps. "Ultreïa, Ultreïa !" dit parfois Anna, en signe d'encouragement, comme si elle comprend cette lassitude qu'elle partage peut-être. De plus, je suis souvent seul et les rencontres que je fais ne comblent pas ce sentiment d'isolement. Dans la littérature sur la marche et le pélerinage, on pare de beaucoup d'attraits le cheminement solitaire, qui permettrait à chacun de se retrouver pour devenir vraiment lui-même. Je n' y crois pas trop. Il en est de la solitude comme du jeûne, ça peut être un appauvrissement. Seul, on est souvent le jouet de ses ruminations favorites dont il ne sort pas toujours grand-chose. Mais paradoxalement, la solitude qui est une souffrance, peut aussi être une sorte de drogue. J'éprouve une véritable ivresse à passer la journée seul, à traverser des hameaux désertés sans rencontrer le moindre être humain, à marcher des heures dans des paysages sublimes sans croiser personne. J'ai parfois l'impression qu'un grand cataclysme a vidé la terre de ses habitants et d'être le dernier survivant de la race humaine. Mais le paradoxe ne s'arrête pas là. Même la fatigue physique dont je me plaint peut devenir une volupté. Il arrive que l'épuisement après une longue étape soit un véritable plaisir.
Mais ce matin je ne suis pas seul. Je marche avec Daniel en bavardant. Il me quitte vers midi car j'ai décidé de faire une pause et manger avant d'arriver à Figeac. L'environnement est agréable, l'habitat a changé : les maisons sont riantes avec leurs tuiles canal et leurs ouvertures sur l'extérieur. L'austérité a disparu.
J'arrive néanmoins tôt à Figeac. La veille, j'avais réservé la nuit au gîte de la Voie Romaine. Situé au bord d'une route fréquentée à l'entrée de la ville, il est sinistre et peu convivial. J'y prends une douche et y lave mes vêtements. Je pars visiter la ville et m'arrête à l'office du tourisme où l'on m'indique les coordonnées de l'accueil chrétien, le Carmel ou finalement je m'installe. Mes compagnons habituels sont là : Charles, Wendy, Anna. S'y ajoutent une couple de jeunes gens, un étudiant en médecine qui a intégré l'armée et sa compagne éducatrice et Bernard, le Béarnais, que j'ai rencontré pour la première fois à Conques.
C'est un couple d' hospitaliers qui tient l'accueil. L'hospitalier est un chrétien qui a fait le chemin et accepte de gérer bénévolement, pour une période déterminée, un hébergement pour des pèlerins. Je rencontrerai mes premiers hospitaliers à Conques, ils assuraient l'accueil dans l'abbaye. Ce couple d'hospitalier est originaire de Bordeaux, il nous fera la cuisine le soir. Le matin, il préparera notre petit déjeuner. Les locaux de l'accueil jouxtent le couvent de carmélites. Elles sont neuf, vivant cloîtrées. La soeur supérieure assure les liaisons avec le monde extérieur.
Dans la pièce qui fait office de cuisine et de salle à manger, sont accrochés au mur des petits cartons comportant des maximes : "avant de porter un jugement sur autrui, porte pendant quinze jours ses chaussures", "pratiquer l'hospitalité, c'est permettre à un ange de rentrer chez soi". Sur un autre mur est accroché une grande carte du magazine Le Pélerin représentant les chemins de Saint Jacques en Europe. Tout est vétuste et vermoulu dans ces lieux.
Je visite Figeac en parcourant méthodiquement l'itinéraire remis par l'Office du Tourisme. C'est bien propre, restauré et mis en valeur. Beaucoup de belles maisons anciennes aux murs gaiement colorés. La Place des Ecritures avec l'immense reproduction en granit noir de la pierre de Rosette forme un ensemble impressionnant.
On est dimanche. La ville est écrasée de chaleur. Peu de monde dans les rues calmes. La visite se termine à une terrasse de café.
En soirée, j'aurai au téléphone Antoine, mon plus jeune fils. Je souhaiterai que cette année il ait ses examens, sans avoir à passer d'oral. Ça me parait jouable, mais avec Antoine on ne sait jamais. Le déroulement des épreuves aurait été catastrophique que je n 'en aurais rien su. Mais tout se passera bien, il n'aura pas à passer d'oral.
Je fais des adieux formels, sans effusions, à Anna, Charles et Wendy, qui tous continuent le chemin jusqu'à Compostelle.
Plutôt que rejoindre la chambre où dorment Anna et Bernard, je choisis un matelas dans le couloir, prétextant que je ronfle. J'ai envie de m'isoler.